geste temps vivant
Contexte
En Juin 2022, le projet de performance/installation geste temps vivant de la jeune artiste Caroline Ailleret est sélectionné par le jury de l’appel à création artistique en plein air annuel lancé par Christian Dior Parfums en partenariat avec la Chaire “Habiter le paysage - L’art à la rencontre du vivant” des Beaux-Arts de Paris.
Voici la demande : produire une œuvre destinée à prendre place dans les jardins du Château de la Colle Noire de M. Christian Dior, près de Grasse.
Intimement, instantanément même touchée par la personnalité de Christian Dior - “l’homme”- en particulier son attention portée au vivant, aux détails et aux signes - “il cachait des brins de muguet dans les ourlets de ses robes de défilé” - lorsque l’appel à projet lui est présenté, Caroline Ailleret se mit au travail. Depuis quelques années déjà engagée dans une pratique artistique exploratoire de divers media articulée autour de la performance, de l’installation et de la vidéo, celle-ci sentit très naturellement comment inscrire son travail et sa recherche au service de l’intention de Christian Dior, ainsi exprimée :
« Cette maison-là, je voudrais qu'elle fût ma vraie maison. Celle où - si Dieu me prête longue vie -, je pourrai me retirer. Celle où - si j'en ai les moyens - je pourrai boucler la boucle de mon existence et retrouver, sous un autre climat, le jardin fermé qui a protégé mon enfance. Celle où je pourrai vivre enfin tranquille, oubliant Christian Dior pour redevenir tout simplement Christian »
Détaillons. Le “là” de “Cette maison-là”, Château de la Colle Noire, vient faire référence, tel l’écho invisible de souvenirs en “madeleine”, à la terre d’enfance de Christian Dior Granville (Normandie) : “le jardin fermé qui a protégé mon enfance” .
L’on comprendra qu’un soulagement, une délivrance est implicitement commandé(e) : “où je pourrai vivre enfin tranquille”. C’est à cet appel - enfin entendu - que l’artiste répondit, au moyen d’un projet de performance ambitieux, paré d’un solide ancrage conceptuel et d’une charge symbolique très encadrée. Elle parle ainsi de sa proposition :
“C’est une action très concrète - terre à terre - et en même temps symbolique, puisqu’elle vient parler de charges invisibles, d’énergies, de croyances... de ce qui dépasse notre expérience et réceptivité purement physiques.
Mon intention était la suivante : placer le vivant au cœur du processus de création, le rendre vecteur d’une posture humaine humble et ouverte à l’évolution, imprévisible.”
Action
Le dimanche 5 Février 2023, l’artiste et son équipe de production - sentinelles - prennent la route pour Granville.
Le lundi 6 Février 2023, à l’aube, tout le monde est dans le champ. Et pas n’importe lequel : précisément le champ de la terre d’enfance de Christian Dior. Le ciel y est rosé, le froid dore les sourcils des uns et des autres... Sur un bunker, Caroline Ailleret mesure l’acte qu’elle s’apprête à accomplir, concentrée. La parcelle de terre à recueillir, de 6m2 (3,50 x 2,50 m) est indiquée par quatre têtes de bois. Sur le côté, la bêche, prête à l’emploi, attend patiemment son heure (ses deux heures et demi, même !). L’artiste ayant clairement exprimé son besoin d’espace vital lors de sa performance, les prises de vue documentant la première phase de geste temps vivant se veulent discrètes, intimes et respectueuses des distances et rythmes propres à l'œuvre.
Le labeur s’accomplit. Pendant deux heures et demi, Caroline Ailleret marche, se courbe, plante sa bêche et la retourne, toujours plus habilement, dans l’habitude, traçant geste après geste, pas après pas, une chorégraphie éphémère de prélèvement multidimensionnel. Alors que ses mains portent la terre, l’organicité du matériau unique, marquée par son héritage mémoriel particulier, embaume les lignes du temps et de l’espace partagé par des formes de vies multiples et toujours plus intensément présentes mises à l’honneur par l’intention de l’artiste. Lorsque l’action est conclue, celle-ci prend le temps de se recueillir, elle aussi, et d’embrasser en son sein l’émotion de Christian Dior, attachée au marron de ses mains, à la sueur de son front et à la force de sa marche.
Le jeudi 8 Février, l’artiste et son équipe passent le discret portail de la Colle Noire et son allée d’élégants cyprès vert profond. Un fourgon a soigneusement assuré le transport des mottes de terre de Granville jusqu’au jardin, radiant de soleil et de teintes parfumées. De la même manière, quatre têtes de bois délimitent la zone d’incrustation, de dépôt mêlé, de fusion des terres anciennes et futures.
Motte après motte, la douceur gestuelle, d’intention et d’intervention de Caroline Ailleret compléta son œuvre, jusqu’à rendre invisible la trace de ce transfert à la charge émotionnelle et symbolique désormais, à jamais, exposée.
Héritage et portée
La performance/installation geste temps vivant ne constitue pas un épisode isolé de la trajectoire artistique de Caroline Ailleret. Déclarant elle-même s’inscrire dans la lignée des travaux d’artistes performeurs des années 70 (Bruce Nauman, Gina Pane, Marina Abramovic & Ulay, entre autres), des expérimentations du mouvement Fluxus, et trouvant toujours plus de résonance avec la conscience collective de l’arte povera, la jeune artiste, à l’orée de sa carrière, souligne déjà - sans en avoir pleinement conscience peut-être - l’axe majeur structurant sa démarche : celui d’un art incarné minimal ; un art d’incarnation soucieux des contextes, sociaux, politiques et formels, et conscient de la variété infinie des formes du vivant.
Plein air spectaculaire, monotone, vibrant ou non-humain ; intérieurs emprisonnés ; foules noyades et détails d’intimité - trait saillant des créations de l’artiste - nombreuses furent les scènes sur lesquelles Caroline Ailleret évolua en performance avant celle du “cadre Christian Dior” ; un cadre luxueux, contemporain, coloré et cette fois-ci hyper visible dans la société du spectacle anthropocène... Enjeu de taille ! Expérimentales et parfois moins abouties - ceci étant dû à la phase d’apprentissage dans laquelle se situait (et finalement, se situera toujours) l’artiste - les gestes-oeuvres précédant geste temps vivant n’en furent pas moins nécessaires pour la mettre sur le chemin de sa réalisation. Nombreux savent de quelle manière la quasi mythique Marina Abramovic explora et poussa les limites physiques de son corps “afin de le vider pour le préparer à une expérience spirituelle plus pleine” (Michael Archer, L’art depuis 1960, 2002). De la même manière, la série de “petits gestes”, “simples gestes” comme elle aime à les qualifier, de courtes prises vidéos, d’engagements photographiques et sculptures d’agrément produites entre 2020 et 2023 préparèrent le terrain, amenèrent Caroline Ailleret à geste temps vivant.
Dirigée vers, et au service de la personne de Christian Dior, l’énergie canalisée dans ce travail d’approfondissement méthodique des temporalités vécues n’en fût que sublimée... à qui saura le voir ! Quel courage, quelle capacité à oser devant l’équipe d’une maison de haute couture mondialement acclamée, icône du luxe et du savoir-faire à la
Française démontra Caroline lorsqu’elle soumit au jury un projet à première vue éphémère et décharné... pourtant si total, et d’amplitude dans l'époque. Chacun, s’il a le privilège de visiter le jardin du château de la Colle Noire, pourra en lire le cartel gravé noir :
CAROLINE AILLERET, geste temps vivant, 2023 PERFORMANCE
AUTHENTIQUE PARCELLE DE 6M2 DE LA TERRE D’ENFANCE DE CHRISTIAN DIOR (GRANVILLE, NORMANDIE),
ATTENTIVEMENT RECUEILLIE, DÉPLACÉE ET LAISSÉE VIVANTE PAR L'ARTISTE, DONT L'ACTION SYMBOLIQUE EST VENUE RÉUNIR POUR LUI AU-DELÀ DU TEMPS ET EN UN ESPACE SES DEUX ANCRAGES DE COEUR
TERRE SABLONEUSE, VÉGÉTAUX, NUTRIMENTS, MICROORGANISMES
L’histoire écrite en corps est belle, évolutive, et ancrée dans la terre.
Texte de Astrid Campion, écrivain